La veille prospective s’impose comme une compétence stratégique clé pour les entreprises qui souhaitent anticiper les transformations de leur secteur et s’adapter aux disruptions à venir. Dans un entretien croisé, Christophe Lecante, dirigeant et fondateur de TKM-Technology Knowledge Metrix et Éric Le Tallec, dirigeant et fondateur du cabinet de conseil en développement international CB2i Consulting partagent leur vision de la veille prospective, ses applications concrètes et les défis qu’elle pose. Découvrons ensemble les nombreuses facettes de cette démarche, qu’ils explorent à travers leurs parcours et expériences riches et complémentaires.
QU’EST-CE QUE LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE ?
La prospective stratégique peut être qualifiée comme une démarche structurée visant à anticiper les évolutions futures et à s’y préparer de manière proactive, en tenant compte de l’incertitude et des dynamiques complexes qui caractérisent désormais l’économie mondiale.
« La prospective stratégique est une démarche pluridisciplinaire avec une disposition d’esprit libérée, où il s’agit d’imaginer à quoi pourrait ressembler votre entreprise dans 10 à 15 ans. » — Éric Le Tallec
La prospective stratégique explore les futurs possibles pour identifier les tendances émergentes et les ruptures potentielles, tout en tenant compte des interactions complexes entre facteurs économiques, sociaux, technologiques, politiques et environnementaux. Elle stimule l’innovation en encourageant des approches créatives et hors des cadres habituels en vigueur dans l’entreprise.
Résolument orientée action, elle influence les décisions stratégiques pour maximiser les opportunités et réduire les risques. Collaborative, elle s’appuie sur l’intelligence collective des parties prenantes pour enrichir les scénarios. Enfin, elle reste pragmatique, car elle vise à traduire ses analyses en applications concrètes et plans d’action opérationnels.
« Anticipative, systémique, créative et pragmatique, la démarche prospective repose avant tout sur un état d’esprit qui favorise la mise en œuvre d’une intelligence collective au sein de l’entreprise » — Éric Le Tallec
C’est un outil clé pour les organisations, leur permettant d’anticiper les ruptures et de s’adapter à un monde en transformation constante tout en développant une vision ambitieuse et structurée de leur avenir. Elle se « nourrit » donc d’une veille prospective à 360°.
QU’EST-CE QUE LA VEILLE PROSPECTIVE ?
La veille prospective est une démarche de surveillance et d’analyse proactive des signaux faibles, des tendances émergentes, et des évolutions susceptibles d’influencer le futur d’une organisation ou d’un secteur. Elle vise à alimenter la démarche de prospective stratégique.
Elle se distingue de la veille stratégique par l’horizon temporel qu’elle vise : elle ne se contente pas d’examiner l’état actuel du marché, mais vise à nourrir une vision à 10 ou 15 ans et à mettre les équipes de direction en état de vigilance et de préparation stratégique face à l’incertitude.
Elle permet d’explorer des scénarios vers lesquels l’entreprise pourrait évoluer, et intègre éventuellement des ruptures majeures et des tendances de fond qui vont nourrir sa réflexion stratégique.
Quels sont les objectifs de la veille prospective ?
- Anticiper les évolutions : fournir des éléments d’anticipation pour mieux comprendre les dynamiques futures et s’y préparer.
- Éclairer la stratégie : permettre une prise de décision stratégique éclairée en proposant des insights sur des champs très variés et parfois éloignés des métiers actuels de l’entreprise.
- Réduire l’incertitude : en identifiant les signaux faibles ou émergents, elle permet de mieux cerner les risques et détecter des opportunités.
- Stimuler l’innovation : en nourrissant la vision sur ce qui est en devenir, elle ouvre des perspectives inédites pour la recherche et l’innovation.
Quels sont les outils de la veille prospective ?
Il existe une grande variété de méthodes de veille pour alimenter une démarche prospective, mais toutes reposent sur leur capacité à capter des informations, les analyser, les capitaliser et les instruire dans une perspective temporelle plus longue que la stratégie opérationnelle :
- Identification des signaux faibles : repérer les prémices de changements majeurs grâce à des états de l’art, des cartographies et/ou des benchmarks qui portent sur un spectre large de sources (articles, projets, brevets, forums, conférences, livres blancs, etc.). Pour plus d’informations à ce sujet, lire État de l’art : pourquoi est-il important d’avoir une approche multisource ?
- Cartographie des tendances : visualiser les grandes dynamiques d’évolution dans un domaine donné, des problématiques rencontrées, des acteurs.
- Scénarisation et construction des futurs possibles : la méthode des scénarios permet d’explorer des futurs possibles en prenant en compte également leur probabilité estimée d’occurrence. Il s’agit ensuite d’imaginer les impacts potentiels sur la stratégie de l’entreprise. Une matrice de synthèse permettra de distinguer les futurs très probables et à fort impact sur le business model de l’entreprise des autres cas de figure.
- Analyse des acteurs et des réseaux : en cartographiant les parties prenantes d’un écosystème et leurs relations, il s’agit de détecter des évolutions profondes à un stade où elles sont encore à peine perceptibles pour la plupart des observateurs.
- Ateliers collaboratifs : des méthodes comme le design fiction ou le serious gaming permettent de projeter des équipes pluridisciplinaires dans des futurs possibles (voire des futurs jugés impossibles) pour en retirer des insights sur des plans de riposte, voire des axes de recherche à bas bruit visant dans un premier temps à internaliser de la connaissance sur des sujets nouveaux ou à peine émergents.
- Plateformes d’analyse de l’information : l’IA, et en particulier le traitement automatique du langage naturel (NLP), rend possible l’exploration de très grandes bases de données hétérogènes. Cela permet la détection de signaux faibles, extraits de données massives ou bien encore l’usage de modèles prédictifs qui permettent d’élaborer des tendances à partir de données historiques connues.
Ce type de veille mobilise des méthodes et des outils spécifiques pour faire émerger une vision et des transformations potentielles. En cela, elle caractérise plus un état d’esprit qu’une méthodologie unique.
Dans un environnement de plus en plus complexe et volatile, l’exercice peut s’avérer vain et inutile. C’est une grave erreur que les dirigeantes et dirigeants d’entreprises ne devraient pas commettre.
Car si la veille prospective ne vise pas à prédire l’avenir, elle permet de préparer les organisations et les équipes à des mutations à venir, à acquérir (peut-être à bas bruit dans un premier temps) des connaissances utiles demain, et surtout à être plus agiles et réactives si un jour certains signaux faibles devenaient des évidences.
LES FONDEMENTS DE LA VEILLE PROSPECTIVE : ANTICIPER ET SE PRÉPARER
Les entreprises qui pratiquent la veille prospective ne cherchent donc pas à prédire l’avenir, mais à comprendre les dynamiques susceptibles de façonner leur environnement futur. Cette anticipation s’appuie sur des outils et des technologies de pointe.
Chez TKM, par exemple, la plateforme de veille et d’analyse IPMetrix permet d’analyser et de visualiser des informations issues de toute la littérature scientifique, technologique et économique (y compris issue des SHS).
Elle permet d’identifier des signaux stratégiques qui peuvent révéler des changements profonds (ou l’annonce de ces changements) à un stade suffisamment précoce pour qu’ils comportent plus d’opportunités que de menaces.
« La question est de savoir si les changements qu’on imagine possibles représentent une menace ou une opportunité stratégique et s’il convient de commencer à s’y préparer » — Christophe Lecante
Ce processus suppose une analyse continue des évolutions technologiques, sociétales et réglementaires. Par exemple, les évolutions en matière de disponibilité de certaines ressources naturelles rares (cuivre, lithium, pharmacopée…) peuvent provoquer des ruptures dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, au même titre que des difficultés liées au transport maritime à l’échelle du Monde.
L’anticipation permet ainsi aux entreprises de prendre très tôt la mesure de ces risques et de leurs impacts pour elles, afin d’y répondre de façon proactive. Cela peut les conduire (R&D) à faire évoluer petit à petit les composants et matériaux de leurs produits, ou encore à les concevoir différemment pour faciliter un réemploi futur quitte à imaginer de nouvelles filières et de nouveaux partenaires. Cette évolution progressive peut se faire également en diversifiant les sources d’approvisionnements.
Autant de changements qui ne pourraient s’improviser dans l’urgence ou sous la pression d’une énième crise une fois l’entreprise déjà affaiblie.
- Lire aussi — L’Oréal et TKM : une veille de haute précision
LA MÉTHODE DES SCÉNARIOS : UN OUTIL CENTRAL POUR NAVIGUER DANS L’INCERTITUDE
L’une des méthodes utilisées par la veille prospective est la construction de scénarios, qui consiste à élaborer plusieurs visions du futur pour en anticiper les impacts.
Ces scénarios s’attachent moins à prédire les résultats qu’à comprendre les forces qui permettraient d’y aboutir.
Il s’agit d’émettre des hypothèses, de réfléchir à « ce qu’il pourrait se passer si tel facteur critique intervient » qu’il s’agisse d’une nouvelle technologie, de nouveaux entrants ou encore d’une crise des ressources… Puis, d’évaluer la probabilité d’occurrence de ces hypothèses, tout en étant attentif à leurs impacts éventuels sur sa propre organisation (So What) dans ces nouveaux environnements possibles.
« Les Japonais ont cette culture de la planification de transformations à très long terme, et c’est toute une chaîne de valeur, d’amont en aval, qui s’organise pour avancer progressivement vers des produits de rupture. À l’instar des réservoirs haute pression pour stocker l’hydrogène dans des trains, camions et véhicules électriques à pile à combustible. » — Éric Le Tallec
Cette culture de la prospective, profondément ancrée en Asie, inspire les stratégies des grands groupes industriels et favorise leur adaptation rapide aux nouvelles technologies. Pour les Asiatiques, le but des scénarios exploratoires est donc de questionner, de mettre au défi et de nourrir la réflexion stratégique des décideurs au-delà de cinq ans pour assurer la pérennité de l’entreprise.
TRANSFORMER LES SIGNAUX FAIBLES EN LEVIERS STRATÉGIQUES
La veille prospective permet également aux entreprises d’imaginer très tôt de nouveaux modèles d’affaires en fonction des évolutions anticipées.
Par exemple, face à un scénario d’inflation durable, à la raréfaction de certains composants ou encore à une demande croissante pour des solutions plus éco-responsables (etc.), comment un industriel de l’électroménager peut-il commencer à s’intéresser à l’économie de la fonctionnalité ?
En imaginant très tôt des futurs très différents, elle se donne une chance de s’y préparer d’autant mieux, d’en anticiper les conséquences. Mais anticiper n’implique obligatoirement de décider tout de suite ! En revanche, si les signes s’accumulent, que ces changements deviennent inévitables, les connaissances acquises permettront un pivot plus rapide et plus agile.
« Le signal faible est une information d’alerte précoce, de faible intensité, qui peut annoncer une tendance importante et impacter les entreprises les moins alertes. Au début des années 2000, les Japonais lancent un nouveau téléphone mobile, nommé i-mode©. Véritable “Internet de poche”, il permet l’accès à des services interactifs, par exemple des médias en ligne. Le signal n’est pas tant le produit (ce n’est pas le premier mobile), mais ce qu’il propose pour des lecteurs potentiels, avides de nouvelles technologies. De nombreux journaux dans le monde vont disparaître dans les années qui suivent pour ne pas avoir intégré suffisamment tôt cette mégatendance comme source d’un nouveau business model de revenus publicitaires. » — Éric Le Tallec
Au-delà de la transformation des modèles économiques, la veille prospective est aussi essentielle pour guider les choix en matière de recherche et d’innovation. Elle permet d’orienter très tôt des investissements en R&D vers des technologies émergentes ou des projets de long terme.
Les informations détectées par IPMetrix, grâce à l’analyse des travaux de recherche (y compris fondamentale), des articles scientifiques ou encore de thèses, offrent une vue d’ensemble des technologies de demain. C’est un support essentiel pour les entreprises qui souhaitent se positionner en avance sur leurs concurrents.
LA VEILLE PROSPECTIVE EN FRANCE : UN DOMAINE ENPLEINE EXPANSION
En France, la veille prospective reste encore sous-exploitée, notamment au sein des PME, souvent moins sensibilisées à cette approche. Cependant, des initiatives comme les formations proposées par la BPI permettent de mettre en avant son importance pour renforcer la compétitivité des entreprises françaises.
Éric Le Tallec regrette que les PME françaises aient souvent du mal à intégrer la prospective dans leur stratégie, faute de moyens et de ressources dédiées :
« Ce qui manque encore en France, c’est la continuité dans cette démarche prospective. Pour de nombreuses PME, l’analyse se limite encore trop souvent à une vision de court terme » — Éric Le Tallec
Pourtant, les bénéfices d’une telle démarche sont multiples : anticipation des ruptures, meilleure gestion des risques, capacité à répondre rapidement aux transformations de marché. La veille prospective fédère les équipes, contribue à développer une culture d’entreprise portée sur l’innovation et permet ainsi aux directions d’entreprises d’intégrer une vision long terme dans leurs processus de décision stratégique.
LES ETAPES DE MISE EN PLACE D’UNE STRATÉGIE DE VEILLE PROSPECTIVE EFFICACE
Pour structurer la veille prospective, il est essentiel de définir une méthodologie adaptée. Christophe Lecante et Éric Le Tallec recommandent une approche en trois phases :
- Comprendre le contexte : identifier les grandes tendances, analyser l’environnement économique, technologique et réglementaire.
- Anticiper les évolutions : déployer une veille ouverte pour surveiller des mégatendances pertinentes et y détecter d’éventuels signaux faibles ainsi que des opportunités et menaces futures (normes, réglementations, innovations technologiques ou changements sociétaux majeurs).
- Agir : intégrer autant que de besoin ces informations dans la stratégie de l’entreprise. En fonction des scénarios élaborés, définir les actions à mettre en place pour tirer parti des opportunités et minimiser les risques.
Ces étapes nécessitent alors des outils spécifiques. Avec des plateformes comme IPMetrix, les entreprises peuvent par exemple visualiser simplement des jeux de données complexes, détecter des corrélations stratégiques, identifier les signaux faibles et le cas échéant des partenaires futurs (laboratoires, start-ups, etc.) de manière proactive. L’idée est de transformer des données massives et peu digestes en insights stratégiques exploitables. Il s’agit à peu de frais (temps et budget) de construire une intelligence stratégique globale sur les évolutions de long terme de l’entreprise et de la préparer à ces changements suffisamment tôt pour éviter la casse (humaine, sociale et industrielle).
La veille prospective ne devrait donc plus être une option, mais un impératif pour les entreprises qui cherchent à rester compétitives dans un monde en perpétuelle mutation. Elle permet de transformer les incertitudes en actions concrètes et de bâtir une organisation résiliente face aux transformations futures.
« Préparer l’avenir, c’est avant tout questionner l’existant à l’aune de la veille, essayer d’en comprendre les impacts futurs et voir alors les ruptures comme autant d’opportunités de pivot et de croissance. » — Christophe Lecante
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À PROPOS D’ÉRIC LE TALLEC ET CB2i CONSULTING
Éric Le Tallec est dirigeant du cabinet de conseil CB2i Consulting, dont la mission est d’aider les entreprises à se développer sur des marchés de proximité en Europe.
Après avoir exercé des fonctions de management à l’international pendant quinze ans au sein d’une multinationale japonaise, Éric accompagne les PME et ETI dans la compréhension des marchés internationaux et la prescription de leurs innovations au sein des écosystèmes industriels visés.
CB2I Consulting facilite le travail en amont de l’entreprise exportatrice par du conseil et du support opérationnel afin de mettre les entreprises dans les meilleures conditions avant d’envisager la mise en place éventuelle d’une structure sur le marché visé.
Membre de l’observatoire Action Sociétale et Action Publique (ASAP) sur l’innovation publique, chroniqueur sur les questions de développement international au sein de la revue Entreprendre, Éric le Tallec organise et anime également des ateliers de formation sur la prospective stratégique auprès de PME et entreprises de taille intermédiaire au sein de Bpifrance.